Dans notre art, on arrive à l’aïkido par hasard. En effet, le fait que l’on intègre un dojo plutôt qu’un autre est souvent le fruit du hasard et dépend principalement de l’endroit où celui-ci se trouve. Il y a aussi les horaires et les tarifs qui doivent nous convenir. Nous sommes donc conscients de ces facteurs qui nous poussent à fouler un tatami la première fois. Plus tard, à chaque fois que nous revenons sur le tapis la motivation peut être différente, à savoir : l’ambiance, la volonté de progresser, l’amitié, voir l’amour pour un partenaire. Mais une fois sur le tapis notre inconscient nous fait oublier cette motivation et c’est le fait de vouloir s’améliorer qui dirige nos efforts au cours de l’entraînement.
Puis au fur et à mesure que nous progressons, nous arrivons à un stade où la reconnaissance se fait sentir. Avons- nous bien travaillé ? Avons- nous donné satisfaction à notre professeur et sommes nous bons en Aïkido ? Nous n’obtenons jamais la bonne réponse à toutes ces questions en tout cas pas de celui dont on voudrait qu’elle vienne : à savoir notre professeur quand nous sommes élèves, ou de nos élèves quand nous sommes professeurs.
C’est une pensée récurrente dans notre art. Dans les autres activités sportives compétitives, il y a un résultat qui s’affiche dans les journaux et il y a trace de notre effort, mais chez nous il n’y a rien, seule notre perception et le regard des autres peuvent de temps en temps nous informer de ce que nous avons fait.
Nous avons souvent la sensation que l’aïkido construit des êtres faibles. Faible est un mot dur, mais via ce mot nous suggérons le fait que ce besoin de reconnaissance nous empêche de pratiquer librement. Nous sommes très souvent à la recherche de reconnaissance et de récompenses qui pour nous se traduisent par la promotion à un grade supérieur ou l’appartenance à une école.
Nous l’avions déjà évoqué dans un article précédent, ces grades sont à la fois notre fierté et aussi notre cauchemar. Notre fierté, car cela montre qu’en recevant une récompense nous révélons notre parcours de pratiquant. Nous avons fait tel stage, nous avons suivi l’enseignement de tel professeur, nous nous reconnaissons au travers de la pratique de tel Maître. Mais c’est aussi notre cauchemar car nous ne comprenons pas toujours pourquoi tel ou tel pratiquant a le même grade que nous. Nous avons de la peine à accepter qu’un pratiquant que nous supposons moins entraîné que nous puisse recevoir le même grade que nous. Prenons notre exemple personnel : nous avons souvent de la peine à comprendre comment un pratiquant qui n’enseigne pas l’aïkido de façon permanente, qui n’en vit pas de façon professionnelle puisse être au même niveau que nous. Il nous a fallu faire un long travail sur nous- même pour retirer de notre ego cette volonté d’être au dessus des autres. Même si nous avons la sensation de pouvoir y faire face, de temps en temps les vieux démons ressurgissent et ces sensations de frustration et parfois de haine envers l’autre sont encore en nous. Nous avons trouvé une solution qui nous aide à passer ces caps : nous faisons un entraînement où nous ne pratiquons seulement que comme uke et cela nous permet d’accepter que l’autre, différemment, soit au même niveau que nous.
Pour ce qui est des différentes écoles, nous le remarquons, quand un pratiquant de l’extérieur vient dans notre dojo, il arrive au cours en s’excusant déjà de ne pas être de la même école. Quel drame mais c’est pour lui une façon de se protéger car il arrive que certains groupes n’acceptent pas la présence sur leur tapis de pratiquants venant d’une autre obédience technique. Nous remarquons au cours de discussions avec nos pairs qu’il y a toujours une fausse modestie quant à la prise de conscience du niveau réel de chacun. On a de la peine à dire à un haut gradé que sa pratique n’est pas bonne, nous n’avons aussi jamais entendu le contraire : « ce que tu fais est très très bien ». Nous n’avons non plus jamais vu de réactions violentes entre deux partenaires quand l’un a fait mal à l’autre. L’aïkido est un art de non-dits sur le tapis mais de paroles souvent exagérées dans les vestiaires ou en dehors du dojo.
Pour en revenir à ces phrases telles que : « c’est mon élève, c’est moi qui l’ai formé », nous essayons de ne jamais parler comme cela. Nous préférons dire que nous avons des élèves une heure par jour ou une semaine si le temps de présence commune est d’une semaine. Mais après « nos élèves » redeviennent libres et ne nous appartiennent plus. En revanche, eux peuvent dire s’ils nous considèrent comme leur professeur. Nous parlons comme cela car nous avons la certitude qu’un élève inconnu nous appelant Maître en nous voyant pour la première fois, doit appeler tous les professeurs de la même façon. Cela montre qu’être appelé Maitre est un code, il ne faut pas prendre cette expression comme une finalité mais comme un moyen de s’adresser à un enseignant que l’on découvre pour la première fois.
Nous pensons que notre art ne donne pas toujours le plaisir que nous sommes venus chercher et c’est un long et dur travail que nous devons faire sur nous. Nous ne pensons pas être plus forts ou justes que les autres, car toutes ces frustrations et ces angoisses qui nous habitent, l’aïkido et son entourage ne nous ont pas permis encore de les apaiser.
Nous avons aussi été le témoin de professeurs qui pour atteindre un autre enseignant, se permettent de « brutaliser » ou corriger sans raison un de leurs élèves venu pratiquer dans leur dojo ou au cours d’un stage. Cela nous montre que dans notre art il est difficile de s’exprimer sans faiblesses lorsqu’Uke ne connait pas nos codes ou est éduqué via d’autres systèmes.
Nous voulons seulement dire que l’aïkido est un art qui nous a donné beaucoup et qui nous a aidés à grandir mais nous ne comprenons pas toujours l’attitude de nos pairs ou parfois de nos Maîtres, lorsqu’ils n’acceptent pas la différence et qu’ils n’acceptent pas que leurs élèves aillent ailleurs chercher ce qu’eux, ne peuvent pas donner. Nous sommes souvent déçus par ce comportement qui ne correspond pas à ce que l’aïkido devrait enseigner aux êtres humains.
Nous venons de lire une lettre qu’un haut gradé écrivait pour dire sa frustration de ne plus être reconnu par les membres de son groupe. L’explication était celle –ci : il n’avait pas suivi le Maître depuis plus de dix ans et cela ne lui donnait plus la possibilité d’être reconnu comme élève de ce Maître. Les membres de son école lui en refusaient le statut. Cela est pour nous aussi un des points pervers de notre art. Comment peut- on dire que l’on est un élève proche, un élève direct d’un maître ? Chacun de nous sait parfaitement ce que l’on a reçu ou pris chez un enseignant. Et chaque Maître a la liberté de dire : « celui-ci je le considère comme mon élève ». Mais on ne doit jamais réclamer une récompense. Il faut aussi que, nous, les hauts gradés soyons conscients que nous ne sommes que des étapes vers un aïkido meilleur et que nous acceptions que les générations futures au travers de notre enseignement et de leurs rencontres avec d’autres expériences deviennent plus fortes et plus intelligentes que nous le fûmes par rapport à nos anciens. Et puis il nous faut aussi accepter la liberté de donner notre enseignement comme nous le voulons et cela nous oblige à accepter aussi que nous ne soyons plus aussi proches de nos Maîtres que lorsque nous n’étions qu’élèves. Il faut accepter que la voie que nous avons suivie pendant des années s’éloigne au fur et à mesure de notre pratique de celle de nos Maîtres. Mais nous aussi, enseignants, devons accepter que les élèves aussi proches de nous, lorsqu’ils volent de leurs propres ailes, trouvent leur voie et ne suivent plus ce que nous avons prescrit.
Il y a un dernier fait que nous voudrions relater, il nous est apparu que lorsque le Maître est encore vivant ses élèves les plus proches ou les plus anciens n’osent pas s’exprimer avec autant de liberté que lorsque ce Maître n’est malheureusement plus là. Il nous semble logique que même si le Maître ne voit pas directement ce que nous faisons il connaît parfaitement la teneur et le suivi de notre enseignement, soit par d’autres élèves qui lui racontent ce qu’ils ont vu chez nous soit lorsque nous allons pratiquer sous sa direction, il se rend compte rapidement que notre corps n’est plus aussi réceptif que lorsqu’ il était notre seul référent.
Nous voulions dans ce petit texte seulement dire que l’aïkido est pour nous une école de liberté dans une rigueur terrible, qu’il nous faut accepter de ne pas être immortel et que nous ne sommes que des étapes vers un aïkido plus riche et plus ouvert. Mais il est vrai que c’est dur parfois de ne pas avoir la reconnaissance que nous estimions avoir mérité. Mais c’est la vie et c’est très bien comme cela.
Merci une fois de plus à Guillaume Erard pour son aide si précieuse et ses corrections toujours pertinentes.
21 mars 2013, Philippe Gouttard