Il m’est apparu important de traduire par des mots précis les émotions et sensations que l’on reçoit durant la pratique. Il faut préciser que ces mots sont ceux de ma propre expérience et donc sont le résultat de 30 années de pratique et surtout de l’étude de plusieurs langues étrangères qui m’ont permis de mieux comprendre le poids des mots dans un langage qui ne devrait être que corporel. J’ai commencé l’aïkido en France, ce qui induit un enseignement oral et visuel. Puis après quelques années je suis parti à l’étranger et j’ai passé des moments très difficiles car l’enseignement oral n’avait plus de sens pour moi, ne comprenant rien à ce que disaient les experts étrangers.
Mais une bonne sensation m’est apparue : l’œil est plus fiable que l’oreille, lorsqu’on veut reproduire un geste. Que veut dire pour un débutant travailler fort, bouger comme ceci ou cela. Nous avons nos mots et l’enseignement consiste aussi à donner à tous les élèves le langage du professeur.
Quand je suis arrivé au Japon, j’ai trouvé très beaux ces mots que les maîtres disaient. Je croyais qu’ils employaient le langage fleuri des maîtres de poésie japonaise (haiku) pour nous expliquer la subtilité de cet art. J’ai été déçu quand la traduction arrivait et surtout quand j’ai commencé à être plus à l’aise dans cette langue. Les maîtres utilisaient les mêmes mots que nous et expliquaient les techniques avec les mêmes mots que les maîtres français que je voyais.
Au cours de ma pratique et de mon enseignement, j’ai eu la chance d’aller dans plusieurs pays et je me fais un devoir de parler la langue du pays où je me trouve. Il est bien évident que je raconte les mêmes choses mais j’ai appris qu’un mot dans un dojo n’a pas la même valeur que dans un autre. Il me faut pour être compris de ces différents élèves devenir un des leurs. Et avant de me faire comprendre il faut que moi je les découvre. En deux mots il nous faut nous apprivoiser.
Le premier « jeu de mots » qui me vient est le terme « chute avant ». Pour moi ce mot est dangereux : il vaut mieux dire chute en avant car lorsqu’on dit à un débutant : « chute avant », il peut comprendre ce terme « avant » soit avant dans l’espace soit avant dans le temps. C’est pourquoi beaucoup de débutants font des chutes avant la douleur car leur corps leur a déjà enseigné le danger. Il vaut mieux dire chute en avant pendant une projection.
Une autre différence sur laquelle je voudrais insister : chute et projection. Il y a une grande différence entre ces deux mots. Chute est un terme que l’on emploie lorsqu’on est seul dans l’action.
Je suis tombé tout seul, j’ai fait une chute. De plus, chute induit comme préposition sur et la chute est verticale. Projection implique la présence d’un tiers qui peut être soit matériel soit humain.
Projection induit la préposition vers, ce qui implique un mouvement horizontal. En aïkido, nous faisons des chutes en avant quand nous sommes seuls et nous subissons des projections quand un partenaire nous projette. J’aime bien rappeler ici que projeter a les mêmes syllabes que le mot protéger.
Il est très important pour moi de mettre un nouveau vocabulaire dans la pratique. Il ne faut pas changer les techniques mais adapter de nouveaux mots qui permettront à un débutant de comprendre notre art et d’avancer dans la voie qui sera la sienne plus tard.
Je ne parle pas des mots comme fort, souple, dur, léger. Ce sont des mots qui nous sont propres et qui changent de sens et de valeur tous les jours au cours de notre progression.
En Europe notre système de compréhension passe par les oreilles mais notre éducation donne des sens différents à des mots que nos parents ou nos maîtres nous ont enseignés.
Enseigner est pour moi donner aux élèves, à travers des techniques corporelles, un sens précis à des mots, à des actions qui, si on est bien éduqué, nous permettront d’être capable de comprendre l’autre.
Philippe Gouttard